
Le 27 avril 1940, à l'initiative de Heinrich Himmler, un camp de concentration est installé à une cinquantaine de kilomètres de Cracovie sur les territoires des communes d'Oswiecim (Auschwitz en allemand), suivi par un camp d'extermination à Brzezinka( Birkenau en allemand).
En cinq années, plus d'un million cent mille hommes, femmes et enfants mourront dans ces camps, dont 900 000 le premier jour de leur arrivée par train. Quelque 90% de ces victimes sont juives. Et celles qui ne le furent pas par balle ou chambre à gaz le seront de maladie, de malnutrition ou d'expérience médicale.
Rudol f Höss dirigea ce camp du 1er mai 1940 au 1er décembre 1943, puis entre mai et septembre 1944. Arrêté à la Libration, jugé en Pologne et condamné à mort, il fut pendu sur les lieux mêmes de ses méfaits.
Le jour de ma visite du camp se tenait une exposition « Belgique 1914-1945 ». Parcours de témoins au c½ur de la tourmente ».
Je me trouvais devant un panneau représentant deux enfants aux grands yeux ouverts sur les événements d'alors, quand quelqu'un posa la main sur mon bras. C'était une petite fille, semblable à ces deux gosses du panneau.
- Bonjour, monsieur, vous parlez français, je vois. Je m'appelle Dana.
- Oui.
- Et vous êtes sûrement belge.
- Oui et toi ?
- Moi je suis de nulle part.
- Mais qu'est-ce que tu fais ici toute seule ? Où sont tes parents ?
- Par là, fit-elle dans un large mouvement du bras.
Je devais me rendre compte, à la sortie, qu'elle indiquait le four crématoire.
- Est-ce que vous pouvez m'aider, monsieur, j'ai perdu ma chaussure.
Effectivement, l'une des sandales faisait défaut.
- Mais où as-tu perdu... ?
- En arrivant ici, par le train. Nous étions si nombreux, vous savez.
L'étrangeté de cette affirmation ne me sauta pas aux yeux de prime abord : il y a certes une voie de chemin de fer aboutissant au camp, mais on n'accède plus au camp de cette manière.
Je lui emboîtai le pas.
- Chut ! me dit-elle, en passant devant le block 11, le block de la mort, un lieu sinistre où l'on fusillait.
Je croyais à un jeu et fis un chut du doigt sur mes lèvres.
Passant devant le mur des fusillés où traînent quelques couronnes et gerbes de fleurs, elle se boucha les oreilles comme l'on fait quand un bruit vous est insupportable.
- Vous n'avez pas peur, monsieur ? Ils sont très méchants, vous savez ?
- Méchants ? Qui ça ?
Elle ne répondit rien.
Un petit panneau à tête de mort où étaient gravés les mots HALT! STOJ! surgit devant nous.
- C'est défendu, ici. Venez !
- Mais où m'emmènes-tu ?
- Au « canada » ; c'est là que se trouve sûrement ma chaussure.
Le « canada », une zone de tri comme le relate Kitty Hart [1], une déportée : « Notre travail consistait à trier les biens de ceux qui avaient été gazés et incinérés. Dans une baraque, un groupe triait uniquement les chaussures ; un autre groupe ne s'occupait que des vêtements d'hommes, un troisième des vêtements de femmes, un quatrième de vêtements d'enfants... Dans un autre baraque, on triait les objets de valeur, les bijoux, l'or et autres objets précieux »
Aujourd'hui, ces objets sont regroupés derrière des vitrines : cheveux de femmes servant à tisser des tapis, lunettes, bibelots de la vie courante, prothèses, béquilles, vêtements divers, et... chaussures.
- Voilà, dit-elle, c'est là.
Elle indiquait une sandale qui dut être rouge mais que le temps a délavée, une sandale semblable à celle de Dana. La sienne en fait.
Une irrésistible envie d'éclater en sanglots me saisit.
Je me tournai vers la petite fille : elle avait disparu. Avait-elle seulement été là ? N'avait-elle été finalement que le porte-parole secrété par mon émotion de centaines de milliers d'autres enfants gazés ci et ailleurs ?
- Quoiqu'il en soit, Dana, jusqu'à mon dernier souffle, je te le jure, à toi et à tous tes semblables, je porterai témoignage de ce que, comme l'écrit Simone Veil[2], là-bas s'étendent désormais des espaces dénudés sur lesquels règne le silence ; c'est le poids effrayant du vide que l'oubli n'a pas le droit de combler et que la mémoire des vivants abritera toujours »
Auschwitz, le 22 septembre 2019.
[1] H. Adler, Hermann Langbein, Ella Lingens-Reiner,
Auschwitz, Zeugnisse und Berichte, Köln, Frankfurt, 1979
[2][2] Une vie.
Visiteur, Posté le jeudi 03 octobre 2019 17:11
Maria BIDOIS aime